Journal de l'été-4-
Fabriquerons-nous des citoyens de seconde zone (euro) ?
« Si je crois que nous pouvons créer un monde sans pauvreté, c’est parce que la pauvreté n’a pas été créée par les pauvres. Elle a été créée et entretenue par le système économique et social que nous avons conçu, par les Institutions et les concepts qui composent ce système et par les politiques que nous menons » a énoncé Muhammad Yunus lorsqu’il a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2006. On connaît son action concrète[1] contre la pauvreté avec la création de la Grameen Bank au Bangladesh, en 1983, première banque « dédiée aux pauvres », alors que Professeur d’économie, il aurait pu comme il le dit lui-même « se contenter d’enseigner d’élégantes théories » à l’Université.
La Grameen Bank prête aujourd’hui à sept millions de pauvres, dont 97 % de femmes, pour créer, agir, produire, se loger, s’assurer, vivre et survivre décemment par leur travail. Des prêts sans garanties, et sans dividendes versés aux actionnaires non plus, mais qui ont développé l’accès à l’enseignement, aux soins, à la nutrition.
Partout dans le monde, Muhammad Yunus se fait l’ardent défenseur du social business : l’investisseur récupère sa mise mais les profits sont réinvestis dans l’entreprise pour l’améliorer. Un social business ne fait pas de pertes, mais ne verse pas de dividendes, et il essaie de faire reconnaître sa forme par la loi, passage à peu près obligé pour peu à peu renverser le seul modèle de maximisation des profits.
Le Prix Nobel ne s’attaque donc pas qu’à l’économie de marché mais aux fondements mêmes qui sont devenus les piliers de notre société, la comprimant dans une logique de plus en plus mortifère, contraignant un nombre croissant d’êtres humains à ne pas entrer dans ce modèle.
Pour Muhammad Yunus la pauvreté est un obstacle à la paix mondiale, car si nous n’ignorons pas que 60 % de la population ne disposent que de 6% du revenu mondial, c’est que l’information ne connaît pas de frontières. Pourquoi alors imaginons-nous que l’on puisse enfermer la pauvreté en des frontières géographiques quand le monde se planétarise ?
Le désir de Muhammad Yunus d’éradiquer la pauvreté est partagé par ATD Quart Monde France, qui souhaite qu’à l’heure où la France prend la présidence de l’Union européenne « elle ait l’ambition d’une Europe riche de tout son monde [2]» ; et que pour cela elle mesure ses avancées non plus à l’aune des plus avancés, mais à l’aune des plus « éloignés du droit ». La loi reconnaît progressivement cet autre droit : ATD QM et Feantsa avaient lancé une procédure en 2006 contre le gouvernement français pour négation du droit à avoir un logement et l’obligation d’en favoriser l’accès aux personnes modestes, droits présents dans la charte sociale européenne, et le Comité européen des droits sociaux au Conseil de l’Europe vient de leur donner raison.
Mais elle doit être prouvée et approuvée par des actes. C’est ce que l’on peut souhaiter à cette Présidence : qu’elle montre à tous sa cohérence entre un projet de société qu’elle affiche humaniste (« pays des Droits de l’homme »...) et les actes quelle initiera pour le mettre en pratique.
Les représentations ont la vie dure. Pourtant, Muhammad Yunus comme ATD Quart Monde nous le disent : les pauvres ont à nous apprendre car ils misent sur leurs points d’accord plutôt que sur ce qui les divise. Et l’un comme les autres doivent savoir de quoi ils parlent, non ?
Evelyne Biausser
[1] Cf son livre : Vers un nouveau capitalisme, ed JC Lattès
[2] Editorial de Pierre Saglio, Président d’ATD QM France, dans la Feuille de route de juillet-août 2008